CaniculeS : quel avenir pour les rivières ?

Vagues de chaleur estivale : une évolution climatique en cours :  quelles réponses des systèmes aquatiques ? 

par Jean Pierre Hérold

La série est longue : encore une fois en 2022 et déjà au mois de juin,  des températures exceptionnellement élevées sont enregistrées, dépassant les 30°C .Des flux d’air chaud d’origine africaine envahissent l’ouest de l’Europe. Très peu de pluies depuis des semaines, soit 20% des précipitations par rapport aux moyennes pluriannuelles. Les effets sur les milieux naturels sont visibles. 

Les étiages des cours d’eau du Jura géographique sont sévères avec des débits très réduits accompagnés des proliférations d’algues et de végétaux de surface. Grâce à l’ensoleillement  intense leur développement est explosif au niveau du réseaux des vallées aval, mais impacte aussi les  fonds des rivières du réseau amont qui sont envahis et colmatés là où les courants réduits subissent des réchauffements exceptionnels.  

Ce sont les mêmes évènements connus en 2019 après 2018 et 2017, 2011,  et surtout 2003, année de canicule historique.

 Voici une répétition de phénomènes météorologiques qui traduisent, d’après les climatologues (Bichet et coll. 2015) une augmentation dans le long terme des températures moyennes régionales. Celles-ci ont des conséquences mesurables sur les débits moyens mensuels des rivières de Franche-Comté consultables en ligne sur le site Hydroreel, le serveur de données hydrométriques en temps réel et en archives depuis les années 50.

En 2018, de la mi-juin jusqu’à la fin octobre, les rares précipitations orageuses ont représenté souvent moins du dixième du volume moyen des pluies selon les secteurs concernés dans notre département. En 2019, dès le 5 juillet l’alerte sécheresse a été déclenchée par la Préfecture du Doubs. Fin août les restrictions d’usage de l’eau étaient toujours en cours.

Durant la même période, les températures, aussi bien diurnes que nocturnes, ont atteint des records sur des durées importantes, et en 2019 des valeurs supérieures à 35 °C ont été quotidiennes pendant plus d’une semaine au mois de juin, une situation tout à fait inédite, qui se reproduit en 2022.

Les effets de ces amplitudes thermiques sur le régime des cours d’eau sont plus marqués encore que ceux de l’année de la canicule historique 2003

Ils entraînent des contraintes nouvelles sur les débits de toutes les rivières de l’arc jurassien et des zones karstiques de cette région. Ainsi, l’exemple très remarqué de l’asséchement total du Doubs à l’aval de Pontarlier entre juillet et octobre 2018  a été très commenté par les média et les populations locales, dont certaines ont subi des déficits hydriques perturbateurs : plus de vingt communes ont dû faire appel à des transporteurs pour alimenter leurs châteaux d’eau à sec pendant plusieurs semaines. La situation s’est reproduite début juillet 2019, et est d’actualité en 2022. 

La grande sécheresse des rivières du Doubs de 1906, décrite par Eugène FOURNIER, ancien doyen de la Faculté des sciences de Besançon et pionnier de l’hydrogéologie, montre que les variations extrêmes des niveaux ne sont pas récentes. Mais leur fréquence augmente sensiblement ces dernières décades, comme le montre l’analyse des données disponibles à partir des stations de mesure du réseau rdbrmc.com de l’Agence de l’eau Rhône Méditerranée Corse. 

Une conséquence visibles de ces très basses eaux est l’exondation des zones peu profondes, tels les gravières et les nassis (mot usité par les riverains pour désigner les concrétions et tufs calcaires souvent perpendiculaires au lit de la rivière). Ce sont les refuges de très nombreuses espèces d’invertébrés aquatiques, et des alevins de plusieurs espèces de poissons.

La surface en eau vive est de plus en plus réduite, et aussi l’espace de vie de toute la faune aquatique !

De plus, le lit encore mouillé est envahi par des proliférations d’algues filamenteuses, Vaucheria et Cladophora dont le poids essoré atteint 3 à 5 Kg/m2. Elles colmatent les substrats et forment même un tapis uniforme sous lequel des fermentations interdisent toute vie aérobie.  L’origine de ces masses végétales tient dans la présence excessive de nitrates et de phosphates d’origine anthropique : agriculture et assainissement.

Répartition des populations piscicoles

Dans le cas de nos rivières karstiques, les effets simultanés des canicules et des sécheresses ont un impact sur la répartition des populations piscicoles .

La répartition des espèces de poissons de l’amont vers l’aval d’un cours d’eau est bien connue depuis les publications de HUET en 1954 puis de VERNEAUX en 1973. La zonation classique précise quatre grands ensembles, de l’amont à l’aval : la zone à truite, la zone à ombre, la zone à barbeau puis la zone à brème.

Le facteur déterminant qui régit cette répartition est la température de l’eau. Le gradient n’est cependant ni régulier ni progressif puisque des affluents (par exemple : 51 affluents pour la Loue, dont 4 principaux, Brême, Lison, Furieuse, Cuisance) modifient localement la température par apport d’eau généralement plus fraîche, sauf en période de chaleur intense où c’est de l’eau plus chaude!

Cependant, la présence peu connue de « froidières » sont des sources qui apportent l’eau résurgente du karst profond ou de la nappe alluviale vers le lit mineur de la rivière. C’est en période de canicule le dernier refuge des espèces strictement dépendantes de la température de l’eau, la truite (Salmo trutta) et l’ombre (Thymallus thymallus).

Cette dépendance aux conditions du milieu est d’origine physiologique, puisque le besoin en oxygène des espèces diffère selon le type de métabolisme de l’organisme. Les poissons qui ont besoin d’une concentration élevée exigent des eaux plus froides (10 à 15°C) où l’oxygène est présent en concentration de l’ordre de 9 à 12 mg/l. En revanche, ceux qui sont adaptés à de faibles concentrations, de 5 à 9 mg/l, acceptent des eaux de 15 à 30°C et plus en période de canicule.

Les températures les plus élevées mesurées dans les eaux des rivières régionales ont atteint localement 28°C au mois d’août 2018, lors des jours les plus chauds . Cette température est létale pour la truite, elle entraîne une hypoxie fatale. Ceci explique que les basses vallées perdent progressivement leurs populations de truites. En revanche se maintiennent ceux qui tolèrent les températures élevées et le peu d’oxygène disponible, comme le hotu, le barbeau, le chevesne. Ils occupent à présent tout le cours aval et moyen de nos rivières. On constate même que des espèces inconnues il y a un demi siècle colonisent maintenant ces milieux : ainsi la carpe, et depuis peu le silure qui atteint des tailles impressionnantes. 

On observe donc deux phénomènes biogéographiques simultanés :

la remontée vers les cours supérieurs, dans les eaux encore froides et oxygénées, des populations de truites et d’ombres avec leurs espèces compagnes, chabot, loche franche, blageon, vairon, vandoise, lamproie de Planer… La même migration vers l’amont s’observe pour certains invertébrés aquatiques dont en particulier des éphéméroptères ;

plus en aval, l’apparition d’espèces nouvelles pour la rivière, comme le silure dont la zone d’occurrence a augmenté de 270% en Bourgogne Franche-Comté   ( Bouchard et Hérold 2017 ). L’installation pérenne dans ces milieux de la carpe, du brochet et des espèces d’accompagnement de la grande famille des cyprinidés ubiquistes remplacent les  espèces de salmonidés, par les chevesnes, gardons et hotus dont les cohortes nombreuses occupent dorénavant les gravières.

Notons que le déversement régulier de truites arc en ciel issues de pisciculture semble permettre aux sociétés de pêche de satisfaire leurs adhérents… pourtant l’espèce ne se reproduit pas mais présente l’avantage d’une moindre sensibilité à la température et à la qualité de l’eau. 

D’autres espèces classées « en danger » comme l’apron, l’ombre et le toxostome sont aussi en difficulté : leurs exigences biologiques ne sont plus assurées, malgré le fait que ces rivières figurent toujours dans la catégorie administrative des rivières en « bon état ».

La sécheresse s’ajoute à la pollution

Or, force est de constater que les multiples polluants d’origine anthropique, nitrates, ammoniaque, phosphates, pesticides, hydrocarbures aromatiques polycycliques (HAP), résidus de traitements des bois et des médications vétérinaires, sont toujours présents en quantité variable selon les périodes de l’année ou les secteurs des rivières. Des mortalités impressionnantes de truites et d’ombres ont dévasté le réseau entre 2009 et 2015. Les experts ont cherché des explications et leur rapport a été rendu au Préfet du Doubs en 2012. Il a confirmé une dégradation qui concerne tous les compartiments écologiques :

 « Trois communautés biologiques majeures (algues, macro-invertébrés benthiques et poissons) présentent un état très dégradé qui se caractérise par une faible diversité et/ou par des abondances limitées en regard de ce que ce milieu devrait accueillir) », probablement depuis le « début des années 80 » et qui « semble traduire à la fois un excès de nutriments dans l’eau et la présence probable de polluants d’origines diverses »

L’analyse vétérinaire de poissons morts a montré qu’ils étaient souvent infestés de parasites de plusieurs espèces, ce qui évoque une déficience immunitaire et la mort par des pathogènes opportunistes. Pour l’observateur, le signe évident de l’atteinte mortelle de ces poissons est le développement de la « mousse » sur les téguments ulcérés : c’est le parasite ultime, Saprolegnia parasitica (un Oomycète).

Malgré tous les efforts de protection, on observe une banalisation des populations piscicoles sur de nombreux cours moyens et avals de nos rivières. L’évolution climatique amplifie et accélère cette dérive. Les débits de plus en plus faibles en période estivale  et l’augmentation des températures moyennes constituent à présent un vrai défi : les réserves et la disponibilité sont en baisse.

L’approvisionnement en eau de consommation en fait partie, les micropolluants (HAP, métaux lourds, pesticides … )  ont des effets sur la santé des populations humaines même si les taux admissibles ne sont pas dépassés, leur accumulation en cocktail devient dangereuse, les preuves scientifiques sont récentes et irréfutables. 

Reportage France 3 Jura Début juin 2022 – sécheresse

CONCLUSION

La réhabilitation des rivières malades passe par des mesures d’action à long terme qui prennent en compte la protection de l’eau :

  • Maîtriser les rejets des effluents des STEP avec mise en place de traitement tertiaire, lagunages ou fossés à macrophytes.
  • Réduire drastiquement les épandages de lisier et en faire plutôt un engrais qu’un déchet à éliminer, donc respecter des périodes favorables.
  • Limiter au strict nécessaire l’usage des produits toxiques, des phytosanitaires ou sels de déneigement… et progressivement les éliminer.

Ceci constitue un programme à promouvoir pour une eau de qualité.

Le réchauffement peut être atténué par des suppressions de seuils qui forment des retenues où l’eau devient vite chaude, mais aussi par des plantations de végétaux en rives formant une ripisylve qui abaisse la température locale.

Le re-méandrage des rivières rectifiées dans un passé proche est aussi une mesure de retour à des températures moins pénalisantes pour toute la faune. 

 La protection des nappes phréatiques est essentielle pour assurer un bon équilibre des réserves, en particulier en basse vallée où le relèvement du niveau de la nappe doit contribuer à une meilleure gestion agro-environnementale.

Les vagues de chaleur qui se reproduisent d’année en année ont des effets cumulés redoutables : elles éliminent des espèces sensibles et accélèrent l’installation d’autres espèces tolérantes ….. c’est tout une évolution insidieuse et mal répertoriée.

Cette dérive climatique qui s’est enclenchée au 20eme siècle n’est pas maîtrisable à l’échelle d’une région : elle devrait devenir la préoccupation majeure de toutes les politiques environnementales à l’échelle du continent européen. 

Quelques références :

  • BICHET V. et coll. 2015 . Histoire du climat en Franche-Comté. Ed du Belvédère, Pontarlier. 236 p
  • BOUCHARD J. et HEROLD J.-P. 2017. La faune piscicole des 4 bassins versants de la Bourgogne Franche-Comté : plus de diversité ? Revue scientifique Bourgogne-Nature 25 : 149-163
  • BRUSLE J. & QUIGNARD J.-P. 2004. Les poissons et leur environnement. Ecophysiologie et comportements adaptatifs.  Ed. Lavoisier Paris 1522p.
  • HEROLD JP.2010-11. La Loue en 2012 : perspectives optimistes ou pessimistes ? Bull. Soc. Hist. Nat. Doubs, 93, p 97-98
  • HEROLD JP. 2014. La liste rouge régionale des poissons menacés en Franche-Comté. Bull. Soc. Hist. Nat. Doubs, 95, p 81-82
  • HEROLD JP 2021. https://www.shnd.fr/wp-content/uploads/2021/06/11-98-Anthropocene-Herold.pdf
  • HUET M. 1954. Biologie, profils en long et en travers des eaux courantes. Bulletin français de Pisciculture, p 41-53
  • HIVET M. & HEROLD JP. 1998. Regards sur la Loue. Revue de l’Association Nationale de Protection des Eaux et des Rivières (T. O. S.) n° 185, p 3-7
  • KEITH et coll. 2011 Les Poissons d’eau douce de France. Muséum d’histoire naturelle, Paris, 552 
  • PERSAT H. & KEITH P. 1997. La répartition géographique des poissons d’eau douce en France, qui est autochtone et qui ne l’est pas ?  Bull. Fr. Pêche Pisciculture, 344-345, 15-32
  • SENE G. 2017. Températures des cours d’eau sur les reliefs du massif du Jura. Evolution sur les années 2010-2015. SHND : http://www.shnd.fr/spip.php?article446
  • VERNEAUX J. 1973. Cours d’eau de Franche-Comté (massif du Jura). Recherche écologique sur le réseau hydrographique du Doubs : essai de biotypologie. Ann. Scient. Univ. Fr. Comté. Biol. Anim. 3, 9, 260 p
  • VERNEAUX J. 1977. Biotypologie de l’écosystème « eaux courantes ». CR. Acad.Sci.Paris. 283. Série D, 77-79